le Mercredi 22 janvier 2025
le Mercredi 4 Décembre 2024 8:00 Santé

Se guérir dans la toundra

Parmi ses outils de bureautique, Etua Snowball choisit souvent celui qu’il maîtrise encore le mieux : sa guitare. — Crédit : François Bellemare
Parmi ses outils de bureautique, Etua Snowball choisit souvent celui qu’il maîtrise encore le mieux : sa guitare.
Crédit : François Bellemare
Dans un imposant bâtiment tout neuf dominant la rivière Koksoak, loge depuis 2023 le centre de guérison Isuarsivik, fondé il y a trente ans au Nunavik. Partisan de l’intégration des arts au suivi des usagers, son directeur est également auteur et musicien. Entrevue exclusive à Kuujjuaq avec Etua Snowball.
Se guérir dans la toundra
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Projet journalistique Nunavik 1975-2025

Grâce à une bourse d’excellence octroyée par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), François Bellemare nous livre une série de reportages ou entrevues exclusifs sur le Nunavik, cette région au Grand Nord du Québec.

Ce titre général évoque l’imminent 50e anniversaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), dont sont issues les instances actuelles du Nunavik.

Dans le bureau du directeur transpire la sensibilité du créateur culturel, doublée d’une grande affabilité, tandis qu’il résume la raison d’être de son établissement. « Notre mission est la guérison post-traumatique découlant de violence familiale ou d’abus sexuels; ou alors de diverses dépendances. L’alcool est ici un fléau, mais presque supplanté par les drogues dures ». [NDLR : Kuujjuaq fait face à une prolifération de drogues chimiques]. « Notre capacité est de 22 usagers – ou 32 personnes au total, en incluant les proches. Car on travaille autant auprès des individus que de leurs familles, dans un processus collectif de guérison ».

Le parcours de chaque usager dure typiquement huit semaines; bien que certains doivent s’y reprendre à plusieurs fois, quelquefois en parallèle à des traitements hospitaliers — par exemple, pour les victimes de violence. « Pour certaines portions du programme, hommes et femmes restent séparés; autrement, les activités sont mixtes. Nous ajustons toujours aux besoins de chacun notre approche bio-psycho-sociale-spirituelle ».

L’édifice d’Isuarsivik (lieu de guérison, en inuktitut), sur un promontoire surplombant la rivière.

Source : archives E. Snowball

L’immensité arctique comme espace de guérison

« La reconnexion aux valeurs communautaires est un outil puissant. On a donc un local pour la couture, comme un autre pour la sculpture, sur bois ou sur stéatite [NDLR : la fameuse pierre à savon des sculpteurs inuits]. Et surtout, on intègre beaucoup d’activités en extérieur : chasse et pêche, cueillette de petits fruits (bleuet, chicoutai) ou de fruits de mers : moules, palourdes, etc. Bref, tout ce qui jadis composait la vie traditionnelle des Inuits… et que malheureusement beaucoup ont plus ou moins perdu, au fil des ans ».

— Etua Snowball, directeur du centre de guérison Isuarsivik.

La cour arrière d’Isuarsivik : la superbe immensité de la toundra.

Crédit : François Bellemare

Ainsi revient dans la conversation – comme dans presque partout au Nunavik — l’importance de passer le plus de temps possible out on the land (sur le territoire); en d’autres mots, arpenter cette infinie toundra arctique. Ce qui, pour ce peuple jusqu’à très récemment encore semi-nomade, équivaut à un outil de rétablissement, de guérison; historiquement, la toundra reste le début et la fin de l’Inuitie.

Plusieurs volets sous la lumière, d’autres toujours dans l’ombre

Invité à formuler trois accomplissements majeurs de son établissement, puis trois objectifs non atteints, Etua Snowball répond sans détours. « Premièrement, Isuarsivik fonctionne comme une ressource inuit, au service des Inuit. Aussi, l’intégration des activités traditionnelles est un autre actif majeur. Troisièmement, notre approche familiale de guérison convoque non seulement l’usager, mais également son entourage. On pourrait peut-être bientôt exporter ce concept gagnant vers d’autres centres de guérison, par exemple dit-il sourire en coin… vers le Sud du Québec ? ».

Salle de couture disponible aux usagères, avec ici deux membres du personnel : Hannah Tooktoo (à g.) et Jana Pedagumskum.

Crédit : François Bellemare

Et trois aspects toujours sans succès ? « On n’a pas encore assez d’activités artistiques, se désole cet écrivain-musicien reconnu; comme manquent toujours des cours d’Histoire inuit, qui elle aussi aide à se reconnecter à nous-mêmes ».

Numéro deux : le recrutement est partout difficile, mais au Nunavik, la rétention du personnel local est encore plus ardue. « Partout au monde, le travail social peut brûler les meilleures vocations. Et dans une petite société comme la nôtre, un employé risque à tout moment de croiser la sœur d’un usager, mécontente d’une nouvelle rechute de son frère alcoolique – ce qui peut être terriblement démotivant pour le personnel. Mais malgré tout ça, on doit augmenter la proportion d’employés inuit, qui combinent compétences professionnelles et maitrise de la langue ».

Son troisième défi est encore plus ambitieux : « Même si on fait un peu de formation à l’interne, on ne s’est pas encore doté d’une certification professionnelle inuit. Mais on y travaille, en partenariat avec le Cégep Marie-Victorin, de Montréal ».

Et la question des « primes » salariales (un sujet entendu ailleurs au Nunavik), souvent octroyées aux gens embauchés du Sud, mais pas aux employés locaux ? « Bien sûr, en ayant rapproché les deux échelles de traitement, cela donne un incitatif à la rétention de personnel ».

« Mais pour moi, la plus belle prime pour mon travail, c’est l’appréciation venant de l’un de nos usagers, ou de sa famille ».

— Etua Snowball.

(…)

Prends ma main vers la guérison
Prends ma main vers la paix
Prends ma main vers des eaux calmes
Prends ma main vers Isuarsivik

(…)

— extrait de la chanson Tasiulaurluk  (en français : Se tenir par  la main), dédiée à Isuarsivik par la chanteuse inuit Béatrice Deer, originaire du village de Qaqtaq.

Les plus et les moins de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Si on renégociait la CBJNQ, que conserver ? Que changer en priorité ? Etua Snowball répond :

« En négociant directement avec le Québec en 1975, on a enfin établi au Nunavik des instances modernes, faisant l’envie de bien d’autres peuples autochtones. Un actif majeur !

Par exemple, l’enseignement de l’inuktitut dans nos écoles a définitivement mis fin au principe des pensionnats autochtones, jadis établis par le fédéral ».

Mais il souligne un lourd passif : « La division des terres — que d’ailleurs la majorité des Québécois ne saisissent pas vraiment — nous a retiré le contrôle sur 90% du territoire. Ça, ça doit changer ».