le Mercredi 4 décembre 2024
le Mercredi 20 novembre 2024 8:02 | mis à jour le 20 novembre 2024 11:21 Actualités

Un demi-siècle de journalisme inuit

Alec Gordon dans sa position de tous les jours : à la console de montage de CBC North à Kuujjuaq — Crédit : Mariela Borello
Alec Gordon dans sa position de tous les jours : à la console de montage de CBC North à Kuujjuaq
Crédit : Mariela Borello
C’est un acteur central des médias nunavimmiut depuis 50 ans qui nous accueille dans son studio de CBC North à Kuujjuaq. À l’écrit comme à la radio, cet autodidacte n’avait pourtant reçu au départ qu’une courte formation technique. En entrevue exclusive, Alec Gordon explique qu’au départ, il s’est en fait retrouvé « diplômé » par le contexte politique de cette décennie charnière.
Un demi-siècle de journalisme inuit
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Projet journalistique Nunavik 1975-2025

Grâce à une bourse d’excellence octroyée par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), François Bellemare nous livre une série de reportages ou entrevues exclusifs sur le Nunavik, cette région au Grand Nord du Québec.

Ce titre général évoque l’imminent 50e anniversaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), dont sont issues les instances actuelles du Nunavik.

« Le lancement en 1971 des projets hydroélectriques à la baie James a provoqué l’irruption de notre peuple dans la modernité. Dans le sillage de l’Association des Inuits du Nord du Québec (AINQ, ou NQIA dans son acronyme anglais), toute une jeunesse inuit s’est mobilisée ». Accédant dans les établissements au Sud à une scolarisation plus longue que leurs ainés, ce sont de jeunes moustachus et chevelus qui remontent ensuite au Nord, avec « des airs de Beatles ».

Souvent dans la jeune vingtaine, ils seront précipités dans la nouvelle donne issue de la CBJNQ. On pourrait dire qu’Alec n’a pas lui-même rédigé les articles de la Convention… mais qu’il a ensuite écrit plusieurs articles sur la Convention…

Situé sur la rivière Koksoak, Kuujjuaq est le plus peuplé des 14 villages du Nunavik, et sa capitale administrative.

Crédit : cartographie Océan Nord

Une persistante ambition : le journalisme inuit indépendant

Après des débuts comme pigiste, il sera de l’équipe fondatrice de la revue Atuaqnik, une publication bilingue inuktitut-anglais – tout comme Nunatsiaq News au Nunavut et Taqralik au Nunavik.

« C’était bien avant l’usage de l’ordinateur. On prenait des photos avec un 36-poses; et on rédigeait nos textes à la machine à écrire, sur laquelle on remplaçait la « boule » des caractères latins par une « boule » du syllabaire inuktitut. Et toute la mise en pages se faisait à la main ! »

— Alec Gordon, journaliste pour CBC North et cofondateur de la revue Atuaqnik

La petite équipe (A. Gordon, William Tagoona, Willie Adams, Mickael McGoldrick et quelques autres) avait comme ambition de devenir une voix majeure du journalisme indépendant au Nunavik. 

Elle reçoit un budget de la Société Makivvik (instance chargée de gérer les montants reçus en vertu de la CBJNQ) et approche les commerces locaux pour annoncer dans ses pages.

« Ce modèle d’affaires (NDLR : entreprises régionales devenant annonceurs en soutien à une publication) était nouveau chez nous; avec donc des résultats modestes. Et malgré sa déclaration de non-ingérence dans le contenu, Makivvik n’était pas vraiment emballée à l’idée de subventionner un titre qu’elle ne contrôle pas ».

La richissime organisation ne renouvèlera pas sa subvention l’année suivante, et Atuaqnik ferme en 1980. Après à peine deux ans de publication, s’ajoute une nouvelle pierre tombale au vaste cimetière des médias indépendants.

Extrait de 1979 du périodique Atuaqnik, basé à Kuujjuaq, et dont Alec Gordon était cofondateur

Crédit : Archives BAnQ

Couverture de Nunatsiaq lors de la création du Nunavut

Nunatsiaq News, vétéran des médias du Nord

Attaquant depuis Iqaluit son deuxième demi-siècle de parution, le parcours de Nunatsiaq News coïncide avec la carrière d’Alec Gordon, qui le mentionne en entrevue. L’aventure débute en 1973, comme un bulletin d’information appelé Inukshuk, fondé par Ann Hanson. Elle combine des nouvelles locales à des petites annonces des résidents de cette localité, d’environ 2000 âmes à l’époque. Le contenu est écrit à la main en écriture syllabique, puis dactylographié en anglais. Imprimé à la Gestetner et relié à l’agrafeuse, l’exemplaire se vend 25 cents. Le volet « information publique » de ce modeste hebdo bilingue inuktitut-anglais suscite vite l’intérêt d’une société arctique en route vers la modernité.

Inukshuk devient Nunatsiaq

L’équipe passe le flambeau à Frobisher Press Ltd, qui renomme le journal Nunatsiaq News, revendu en 1985 à Nunatext. La nouvelle capitale du Nunavut attire entreprises et institutions publiques, générant un marché publicitaire en expansion. Diffusé autant au Nunavut qu’au Nunavik, l’hebdo — qui a toujours évité de se positionner politiquement, souligne en entrevue son rédacteur Corey Larocque – a depuis décroché plusieurs prix annuels de l’Association des journaux communautaires du Québec.

Alec a par la suite travaillé pour la revue Taqralik, dans une ambiance héritée de celle d’Atuaqnik : un noyau de journalistes inuit idéalistes, quelques textes de pigistes non-inuit; avec pour tous, la prétention de tutoyer l’avenir. Le tout avec une effervescence parfois multilingue illustrant bien la tendance de l’époque.

Une entrevue réalisée en espagnol avec le Président du Conseil mondial des peuples autochtones lors de la 3e Conférence circumpolaire Inuit, tenue à Iqaluit en juillet 1983, avait par exemple été publiée en français dans le quotidien montréalais Le Devoir avant d’être traduite en anglais et en inuktitut chez Taqralik.

Autour des journalistes inuit (A. Gordon, Zebedee Nungak, Ken Jararuse), cette édition de Taqralik à l’Été 83 incluait une brochette d’autres rédacteurs venus de différents horizons, anglophones mais aussi francophones.

Crédit : Archives BAnQ

La voix inuktitut de CBC North à Kuujjuaq

En 1986, Alec Gordon a une bonne décennie d’expérience professionnelle, et entre alors à CBC North – là même où Mary Simon (originaire de Kangiqsualujjuaq, et actuelle Gouverneure générale du Canada) avait fait ses débuts comme journaliste radio, quinze ans auparavant.

« Je suis devenu responsable du contenu inuktitut, que l’on priorise plutôt que des entrevues en anglais ou en français. Pour ça, on s’appuie sur des correspondants communautaires dans les 14 villages du Nunavik. Ils nous alimentent sur une foule de sujets : santé, éducation, politique locale, tournois sportifs; et des évènements liés aux activités traditionnelles : chasse, pêche, couture, musique… ».

— Alec Gordon, journaliste

La radio inuit aurait-elle donc de beaux jours devant elle ? « Restons modérément optimistes, temporise Alec. La vérité est qu’on fait face à une réduction progressive de notre auditoire. En partie à cause de l’anglicisation croissante des jeunes inuit, qui écoutent de moins en moins du contenu dans leur langue maternelle ».

Mais une autre concurrence – à laquelle se confrontent également les titres francophones – s’avère très dure :

« Les médias sociaux cannibalisent notre lectorat (et donc, nos revenus publicitaires), sur un terrain où la presse autochtone est moins présente que dans les médias traditionnels, écrits ou radiophoniques ».

— Alec Gordon

Esprit d’Atuaqnik, où es-tu ?

Nous avions sollicité Alec pour suggérer des noms de journalistes inuit comme possible partenaires à ce projet journalistique; en vain.

« Les ressources manquent pour deux raisons. D’un côté, plusieurs de nos correspondants communautaires hésitent à produire eux-mêmes du contenu. De l’autre, nos jeunes qui complètent une formation sont immédiatement recrutés par les services de Communications des instances inuit. Et entre journalisme et communication, le fossé est profond ! Non seulement sur le principe fondamental de l’indépendance rédactionnelle, mais surtout pour les conditions salariales : là-dessus, très peu de médias peuvent concurrencer les Services de Comm », conclut Alec Gordon.

Octobre 2024 dans son studio de Kuujjuaq, tapissé de photos d’époque.

Crédit : François Bellemare

Les plus et les moins de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Si on devait renégocier l’ensemble de la CBJNQ, que conserver ? Que changer en priorité ? Alec Gordon répond.

« Avec la création des instances régionales issues de la CBJNQ, le gouvernement du Québec s’est mis à l’écoute de nos besoins; le logement et l’éducation sont deux exemples de progrès notables.
Deuxièmement, rappelons que du temps des écoles fédérales [NDLR : de la fin des années 1940 en Ungava au début des années 1970], on nous interdisait de parler notre langue. Avec la fondation de la Commission scolaire Kativik en 1975, l’inuktitut a intégré le curriculum scolaire. Troisièmement, le réseau de santé a allongé l’espérance de vie, se reflétant dans la croissance démographique : en 25 ans, la population a doublé.

Alec souligne cependant un problème corollaire : « La difficile expansion des villages inuit, établis sur des terres de Catégorie I, donc de dimensions limitées ». Encore une entrevue qui se termine en ciblant le régime foncier !

Autre point appelant des changements : la formation professionnelle. « Trop peu de nos jeunes obtiennent une qualification formelle, avec comme résultat que nos propres instances (Administration régionale Kativik, Commission scolaire, etc.) emploient une forte proportion de gens du Sud; donnant une structure bizarre : des Inuit à la direction et dans les postes subalternes… mais trop peu dans le middle management ».

Enfin : « Kuujjuaq compte maintenant au-delà de 1000 personnes venues du Québec francophone. Tous ces gens communiquent avec nous en anglais, alimentant le recul de l’inuktitut avec un douloureux sentiment de perte de contrôle sur notre société. Cela suscite bien des débats ! ».