« La décision du CRTC [Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes] change la donne pour les producteurs francophones en situation minoritaire », félicite le président de Productions du Milieu à Moncton, au Nouveau-Brunswick, René Savoie.
« Nos revenus sont en baisse depuis des années, nous avons grandement besoin de cet argent supplémentaire qui sera injecté dans l’industrie », ajoute-t-il.
À partir du 1er septembre prochain, les plateformes de diffusion audio et audiovisuelle en ligne – qui ne sont pas liées à des radiodiffuseurs canadiens – devront verser 5 % de leurs revenus annuels au Canada au financement des nouvelles locales radios et télévisuelles, aux contenus de langue française, aux contenus autochtones, ainsi qu’aux communautés de langue officielle en situation minoritaire.
Autrement dit, selon les premiers calculs d’Ottawa, elles devront remettre chaque année 200 millions de dollars.
C’est ce qui ressort de la nouvelle politique règlementaire dévoilée par le CRTC mardi 4 juin. Il s’agit de la première étape dans la mise en œuvre de la Loi sur la diffusion continue en ligne, qui oblige les plateformes numériques à promouvoir le contenu canadien et à y contribuer.
Étendre l’obligation à toutes les plateformes
Tous les organismes culturels franco-canadiens se disent satisfaits. La directrice générale de la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), Marie-Christine Morin, salue le « courage » du CRTC et évoque une décision qui « réaffirme la souveraineté culturelle canadienne ».
Dans un communiqué, l’Alliance des producteurs francophones du Canada (APFC) applaudit de son côté « un premier geste significatif et prometteur, particulièrement pour les groupes en quête d’équité ».
La directrice générale de l’Alliance nationale de l’industrie musicale (ANIM), Clotilde Heibing, aurait néanmoins préféré que le CRTC alloue une somme d’argent précise à l’industrie culturelle, plutôt qu’un pourcentage de chiffre d’affaires.
« Avec le système choisi, on ne sait pas exactement combien d’argent on touchera et on peut compter sur la créativité des plateformes pour minorer leur participation financière », observe-t-elle.
En outre, seules les entreprises qui empochent plus de 25 millions de dollars par an au Canada sont obligées de contribuer. Pour le moment, le CRTC n’a pas précisé quelles compagnies devraient mettre la main au portefeuille.
Là encore, Clotilde Heibing aurait souhaité que le conseil impose cette obligation à tous les joueurs étrangers, quel que soit leur niveau de revenus.
« C’est tronqué, car la grande majorité des activités sur les plateformes musicales sont gratuites et ne rentrent pas dans leur chiffre d’affaires alors qu’elles en profitent pour vendre les données de leurs utilisateurs », considère-t-elle.
Pour Marie-Christine Morin, il s’agit toutefois d’un « premier pas » : « Nous avions demandé un plancher de 1 million, mais c’est quand même de l’accès à de l’argent nouveau, ça fera une différence significative. »
Des fonds qui manquent de transparence
Les mécanismes de redistribution de l’argent inquiètent davantage la responsable de la FCCF. Avant d’atterrir dans les poches des producteurs de contenus franco-canadiens, l’argent transitera par différents fonds.
Par exemple, sur les 5 % de contribution prévue pour les services audiovisuels, 2 % passeront par les caisses du Fonds des médias du Canada et 0,5 % sera versé à des fonds de production indépendants certifiés, soutenant la production télévisuelle de langue officielle en situation minoritaire.
Ce sont ces derniers qui préoccupent Marie-Christine Morin. Selon elle, les mécaniques derrière ces fonds ne sont pas assez transparentes : « Le CRTC doit être plus explicite et nous donner des garanties supplémentaires que l’argent rejoigne effectivement les producteurs francophones en milieu minoritaire. »
Un avis que ne partage pas René Savoie : « Il y a peut-être moins de transparence qu’ailleurs, mais ce sont tout de même des fonds régis par le CRTC qui font l’objet de rapports réguliers. »
Aux yeux du professionnel, ces fonds sont essentiels à l’économie du secteur audiovisuel, car ils permettent de diversifier les sources de revenus.
Le CRTC a également décidé que le contenu de langue française produit dans le pays touchera 40 % des fonds, les 60 % restant iront à celui de langue anglaise.
« C’est déjà la répartition actuelle, c’est proportionnel aux efforts pour faire découvrir le français », félicite Clotilde Heibing.
En revanche, Marie-Christine Morin aurait voulu qu’un pourcentage explicite soit réservé à la production audiovisuelle en milieu minoritaire.
Risque de hausse des abonnements?
Quelles que soient leurs divergences, les acteurs interrogés se posent tous la même question : les géants de la diffusion numérique vont-ils jouer le jeu ou augmenter le prix des abonnements, voire boycotter la nouvelle règlementation?
Clotilde Heibing est prudente : « Il peut se passer beaucoup de choses entre le moment où c’est décidé et où c’est mis en œuvre. »
Dans un communiqué, Wendy Noss, la présidente de la Motion Picture Association Canada, qui représente les intérêts des grands producteurs et distributeurs internationaux comme Netflix, a d’ores et déjà qualifié la décision du CRTC de « discriminatoire ».
La ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, ne semble pas craindre que la décision du CRTC entraine les Netflix et Spotify de ce monde à organiser un boycottage.
« Les plateformes ont participé aux audiences au CRTC. [Elles] ont eu l’occasion de faire entendre leurs prérogatives. […] Je m’attends à ce qu’elles se conforment aux législations canadiennes », a-t-elle affirmé le mardi 4 juin en mêlée de presse.
Néanmoins, le dossier est loin d’être clos. Le CRTC doit élaborer deux autres règlementations pour définir ce qui constitue du contenu canadien et améliorer sa découvrabilité. Car il ne suffit pas de produire des films et de la musique ; il faut aussi que la population canadienne y ait accès.