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le Jeudi 10 avril 2025 11:50 | mis à jour le 17 avril 2025 11:55 Local

Organiser les élections dans le Nord : un défi pas comme les autres

Le Franco-Centre d'Iqaluit est devenu le quartier général d’Élections Canada depuis le mois de mars.  — Crédit : Brice Ivanovic
Le Franco-Centre d'Iqaluit est devenu le quartier général d’Élections Canada depuis le mois de mars.
Crédit : Brice Ivanovic
Élections Canada a installé son quartier général à Iqaluit pour organiser le scrutin sur l’ensemble du Nunavut. Un défi humain et logistique de taille à relever en un temps record, depuis le déclenchement des élections le 23 mars dernier. Reportage au Franco-Centre.
Organiser les élections dans le Nord : un défi pas comme les autres
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Lundi 7 avril, une certaine effervescence s’empare du Franco-Centre, transformé en quartier général pour Élections Canada. Pour cause, les candidats ont jusqu’à 14 heures pour soumettre leur candidature. L’heure fatidique est tombée : les Nunavummiut devront choisir le 28 avril entre Lori Idlout (NPD), James T. Arreak (PCC) et Kilikvak Kabloona (PLC) pour représenter le territoire au parlement.

La pression retombée, le directeur du scrutin, Jean-Claude Nguyen, et sa directrice adjointe, Dorine Dounla, nous accordent une entrevue dans leur bureau. Comment organiser un scrutin sur un territoire de plus de deux millions de kilomètres carrés, regroupant 25 communautés réparties sur trois fuseaux horaires différents, dans un contexte d’élections anticipées ?

Dorine Dounla vit sa première élection au sein des équipes d’Élections Canada, au poste de directrice adjointe. 

Crédit : Brice Ivanovic

300 personnes recrutées sur le territoire

Si le déclenchement de cette élection anticipée était un secret de polichinelle et attendu depuis plus d’un an, l’organisme devait attendre la dissolution du parlement par la gouverneure générale, intervenue le 23 mars à la demande du premier ministre Mark Carney, pour passer à l’action. « On a eu le Franco-Centre début mars, ce qui nous a laissé deux semaines pour préparer l’essentiel, comme le matériel informatique. Les bureaux ne sont arrivés que le 7 avril. Des fonds sont disponibles avant l’émission du bref, mais le budget n’est débloqué qu’au déclenchement officiel des élections » explique Jean-Claude Nguyen.

Au Nunavut, Élections Canada dispose d’une enveloppe totale d’1,8 million de dollars pour le recrutement, le matériel ou encore la formation. Au total, 300 personnes ont été recrutées : employés de bureau (chargés notamment du soutien administratif) et fonctionnaires électoraux, autorisés quant à eux à travailler uniquement les jours du scrutin.  Une mission d’envergure dans des circonscriptions touchées par une pénurie de main d’œuvre. « C’était un gros challenge » reconnaît Dorine Dounla, qui vit sa première élection au sein d’Élections Canada. « Nous ne sommes pas épargnés. Notre stratégie était de mettre en place une équipe au niveau du bureau pour nous assister sur le recrutement. La clé, c’était d’aller chercher des gens qui avaient déjà une expérience électorale ».

On retrouve également des profils moins expérimentés, de tous horizons sociaux jusqu’aux sans-abris. Un point important pour le directeur du scrutin au Nunavut.

« Il y a des effets non négligeables sur le plan social. Certains peuvent développer des compétences, sortir du chômage ou de l’aide sociale. »

— Jean-Claude Nguyen

Pour le volet formation, l’expérience menée lors des dernières élections est reconduite en 2025. « Le modèle qu’on propose, c’est de former des superviseurs locaux à Iqaluit via le Collège de l’Arctique, qui retourneront ensuite dans leur communauté pour le recrutement et la formation » ajoute le directeur. Ces formations se déroulaient habituellement par téléphone, avec un risque accru de mauvaises pratiques pouvant être lourdes de conséquences :

« Tu manques tout le non-verbal. C’est très théorique. Comment examiner une pièce d’identité, comment bien plier un bulletin de vote… Si la formation n’a pas été bien comprise, il y a des risques d’irrégularité et de contestation judiciaire ».

Jean-Claude Nguyen et Dorine Dounla ont une mission noble : permettre à chaque citoyen d’exercer son droit fondamental jusque dans les zones les plus isolées du Nunavut.

Crédit : Brice Ivanovic

Des obstacles de taille, d’Alert jusqu’à la Baie d’Hudson

Pour mener à bien cette organisation électorale, Élections Canada doit faire face à des enjeux propres au Nunavut. Connexion téléphonique et internet parfois laborieuse voire inopérationnelle, difficultés pour trouver un lieu de scrutin… un vrai casse-tête pour l’institution indépendante, qui n’a pas le droit à l’erreur.

. « Ça fait par exemple deux semaines qu’on essaie de joindre un hameau et nous n’avons pas de réponse par courriel, ni par téléphone… on doit faire marcher nos liens dans les communautés pour nous soulager. S’il n’y a pas de lieu de vote, il n’y a tout simplement pas d’élection ».

— Dorine Dounla, directrice adjointe - Élections Canada

Outre les enjeux de communication, des obstacles parfois plus délicats peuvent également se dresser, comme les barrières linguistiques entre l’anglais et l’inuktut, ou encore une certaine défiance. « En 2019, une communauté nous a dit via l’administrateur en chef qu’elle ne voulait pas d’élection. Nous avons dû faire preuve de diplomatie, appeler les organisations inuit de la communauté et négocier grâce aux dirigeants locaux » illustre Jean-Claude Nguyen, avocat de profession.  

Il faut également prendre en compte que le Nunavut est le plus vaste territoire du Canada pour saisir l’immensité de la tâche, conduite avec des ressources limitées pour remplir un objectif simple : permettre à chaque citoyen de voter, jusque dans les communautés les plus éloignées, mais aussi dans les centres correctionnels et les hôpitaux.

Élections Canada bénéficie néanmoins du soutien des Forces Armées Canadiennes pour l’acheminement dans les zones les plus isolées, comme les sites stratégiques tels que la base militaire d’Alert et la station météorologique d’Eurêka, situées dans l’Extrême Arctique. « Il faut s’y prendre longtemps en avance, avec des autorisations spéciales nécessaires, des bilans médicaux et sans avoir la certitude d’avoir une place dans un vol » détaille la directrice adjointe. Désormais, une équipe spéciale d’Ottawa est chargée de cette mission. « Une innovation » qui soulage les effectifs à Iqaluit.

25 communautés du Nunavut se préparent à voter.

Crédit : Brice Ivanovic

Une fois le scrutin terminé, c’est le bureau d’Iqaluit qui a la charge de la validation des résultats, après avoir reçu les bulletins de l’ensemble du territoire. Si au sud tout est bouclé le soir même, la situation est bien différente dans le Grand Nord. Près d’une semaine est nécessaire pour le transfert des pièces, puisque cette étape aura lieu le 5 mai 2025 dans la capitale nunavummiut en présence des représentants de chaque candidat. Si les planètes sont bien alignées. « Les registres des électeurs et les bulletins sont acheminés par avion-cargo. La météo peut entraîner des retards » explique Jean-Claude Nguyen. Puis parfois, des surprises plus atypiques surviennent, comme des animaux sauvages qui décident de jouer les troubles fêtes.

« En 2019, une boîte de scrutin a été mangée par un corbeau. C’est une des réalités du Nord » sourit-on dans le bureau de la direction.

Les bulletins de vote devraient arriver ce jeudi 10 avril. Certains Nunavummiut ont d’ailleurs déjà pu s’exprimer dans l’isoloir ces derniers jours.