
Projet journalistique Nunavik 1975-2025
Grâce à une bourse d’excellence octroyée par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), l’auteur nous livre une série de reportages ou entrevues exclusifs sur le Nunavik, cette région au Grand Nord du Québec.
Ce titre général évoque l’imminent 50e anniversaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), dont sont issues les instances actuelles du Nunavik.
Née à la fin des années 1970 à Kuujjuaq, la capitale du Nunavik, Jeannie est triplement représentative de nouveaux paramètres dans l’identité inuit. Au niveau générationnel d’abord, elle reflète le poids numérique des cohortes nées depuis la Convention de la Baie-James. Étant fille d’un père francophone et d’une mère inuit, elle incarne aussi une nouvelle réalité linguistique : les « Inuit francophones », ayant comme deux langues maternelles le français et l’inuktitut. Au niveau professionnel enfin, elle illustre la progressive ascension des Inuit dans la gestion des instances publiques. La fusion de ces trois facettes symbolise-t-elle le caractère multiple des défis actuels ?
Voir le verre à moitié plein
« J’ai suivi ma scolarité primaire et secondaire ici à Kuujjuaq, comme tous les autres Inuit; mais le collégial au Cégep de Saint-Jérôme, pour ensuite revenir travailler au Nord ». Et questionnée au sujet de cette commission scolaire qui fêtera bientôt ses 50 ans, Jeannie voit-elle le verre à moitié plein… ou à moitié vide ?
« Plusieurs objectifs ont été atteints. Citons la notable amélioration des relations avec le gouvernement, avec qui les échanges sont beaucoup plus fluides; on apprécie l’ouverture à considérer des approches alternatives, plus adaptées à notre culture. Par exemple, l’intégration des savoirs traditionnels au curriculum, qui est un succès ».
« Aux débuts de la commission scolaire, on avait une école primaire par village, mais peu d’écoles secondaires. Pendant longtemps, de très jeunes écoliers des petites localités devaient aller dans les plus peuplées pour compléter leur secondaire. Une priorité a été d’offrir d’abord le premier cycle partout; et ce, dans les deux langues secondes. Puis a été établi dans chaque communauté le secondaire complet; même des fois pour une petite poignée d’inscrits. C’est un acquis dans chacun des 14 villages ».
« On a aussi développé l’éducation aux adultes; on a ainsi une quinzaine de formations techniques : soudure, électricité, menuiserie, cuisine, informatique, mécanique (auto, véhicules lourds), coiffure, conduite de machinerie lourde, secrétariat, etc., offertes dans quatre communautés du Nunavik. Sans compter quelques programmes de formation intégrée, en partenariat avec des entreprises ».

La commission scolaire Kativik.
L’évolution d’un régime scolaire unique en son genre
Les Inuit de la génération précédente ne gardent pas un très bon souvenir des écoles fédérales. Implantées dans l’Arctique par le gouvernement canadien dans l’après-guerre, elles dispensaient un enseignement strictement en anglais — ignorant le français et punissant l’usage de l’inuktitut.
À partir de 1964, elles furent timidement concurrencées par un réseau « en langue esquimaude », que tenta d’établir le gouvernement du Québec pour la maternelle puis, difficilement, vers le premier cycle du primaire. Le territoire du « Nouveau-Québec » (ancienne appellation du Nunavik) accueillit ainsi, quoique développé de façon assez chaotique, l’un des premiers réseaux scolaires publics en langue autochtone sur l’ensemble des Amériques. Issue de la CBJNQ, la commission scolaire Kativik ouvrit un nouveau chapitre en 1978, en fusionnant le tout par l’absorption de l’ancien réseau sous les paramètres du second. La nouvelle structure scolaire a ainsi entrepris de généraliser l’enseignement unilingue inuktitut de la maternelle à la 2e année. En 3e année, on enseigne à 50% en langue seconde (l’anglais ou le français, au choix des familles).
Un choix stratégique : le curriculum français
Les années suivantes, la langue seconde devient la langue principale d’enseignement. Une particularité vient des 47% des élèves étudiant en français – un choix « stratégique », venant souvent de parents ne le parlant pas.
Au Québec, parmi toutes les populations de langue maternelle non-francophone ayant le droit à l’enseignement en anglais, les Inuit du Nunavik sont en première place à ce chapitre. Ce qui explique un défi pédagogique particulier, évoqué dans cette entrevue : l’aide aux devoirs à la maison.

L’école Tarsakallak, dans le village nunavikois d’Aupaluk
Puis, en regardant le verre à moitié vide…
La franchise parle :
« Le recrutement est un combat sans fin, car malgré l’embauche soutenue d’employés qualifiés, notre clientèle augmente toujours. De 1200 habitants, le Kuujjuaq de mon enfance est passé à plus de 3200 maintenant – une hausse de 150 % ! Ce qui alimente deux autres casse-têtes : la poussée des besoins en locaux scolaires, ainsi qu’en logement pour notre main d’œuvre. Dans un monde idéal, l’intégration de personnel local serait la solution… mais on est loin de pouvoir compter sur un bassin suffisant d’enseignants inuit »
Autre défi : la région a un taux de décrochage très élevé (on parle de 80% des élèves quittant avant la fin du secondaire), couplé à un autre défi : le niveau académique des finissants, bien plus faible qu’au Sud.
« Il faut savoir que le concept même de scolarité n’est intégré ici que depuis les années 1960, rappelle Jeannie. Ça explique que souvent, les parents soient eux-mêmes mal outillés pour appuyer leurs enfants dans les travaux scolaires ; et encore plus vrai pour les élèves inscrits en français. Ceci dit, on a moins un problème de diplomation — réussite académique des élèves du Sec. V — qu’un énorme défi de rétention : maintenir nos ados à l’école jusqu’en fin de parcours ».

Pyramides des âges du Nunavik et de l’ensemble du Québec : une société très jeune au Nord, et vieillissante au Sud
Le Cégep du Nunavik : un rêve bientôt réalité ?
« Et après, pour entrer au cégep (donc en allant étudier au Sud), la marche est très haute ; beaucoup doivent s’y reprendre à deux, trois fois pour réussir — une combinaison de niveau académique et d’éloignement géo-culturel. Sans compter le défi post-diplomation : pourrai-je plus tard obtenir dans ma communauté l’emploi correspondant à mon diplôme ? Heureusement, grâce à quelques cas modèles comme les premiers policiers inuit, notre première pilote d’avion, les premières infirmières inuit, etc., la donne s’améliore peu à peu », nuance Jeannie. Ce qui la mène vers une question souvent débattue : « Notre région offre déjà toute la séquence garderie-maternelle-primaire-secondaire-professionnel. Comment y ajouter l’étape suivante : l’enseignement collégial ? » Le Nunavut compte déjà sur son Arctic College (1500 étudiants répartis en une demi-douzaine d’établissements) ; pourquoi pas le Nunavik ?
Pour la directrice générale adjointe, cet enjeu est très actuel : « En amont des études de faisabilité, on a lancé l’étape des consultations publiques. Que souhaite la population : un campus unique, ou décentralisé ? Une structure autonome, ou en partenariat avec des Cégeps au Sud ? Privilégier l’enseignement général, menant vers l’université ? Ou plutôt le professionnel, formant plus rapidement des employés qualifiés ? Chose certaine, le collégial dispensé ici deviendrait pour nos jeunes un incitatif puissant à compléter leur secondaire. Bien sûr, on a déjà des partenariats avec des collèges de Montréal – en français à Marie-Victorin ou Montmorency, en anglais à John-Abbott. Reste qu’actuellement, le Nunavik est encore la seule région du Québec (ou même du Canada) sans offre collégiale sur place ».

Les plus et les moins de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois
Si on renégociait la CBJNQ, que conserver ? Que changer en priorité ? C’est comme simple citoyenne qu’elle répond :
« À conserver : bien sûr, notre système éducatif, qui a su évoluer en s’adaptant à notre réalité, et qui explique la (relative) bonne position de notre langue [NDLR : comprise par 99% des Inuit du Nunavik, le plus haut niveau des quatre régions inuites du Canada]. Un système qui doit continuer à faire augmenter la proportion du personnel inuit. Mais il faudrait réviser la gestion de la Convention dans son ensemble ». Comme tant d’autres personnes interrogées dans cette série journalistique, elle cible le régime foncier : « Avec la division des terres en trois catégories, on a perdu le contrôle sur la majorité du territoire. Comment le récupérer ? »
Rapport entre instances ethniques et non-ethniques
Interrogée sur la combinaison d’instances ethniques [NDLR: la Société Makivvik, le Conseil de la jeunesse Qarjuit] et non-ethniques [les municipalités, l’ARK, la Commission scolaire, la Régie régionale de la Santé], Jeannie Dupuis conserve le ton modéré mais sincère qui la caractérise : «Ceux qui voudraient retirer le droit de vote aux non-Inuit sont très minoritaires. Personnellement, je n’ai aucun problème à voir un Blanc siéger à la commissaire scolaire. N’a-t-il pas été élu par une majorité d’électeurs inuit ? Mais hors des établissements scolaires… alors oui, s’exprime quelquefois cette tendance plus radicale, par exemple dans les débats sur l’auto-gouvernance du Nunavik. Mais les questions identitaires ne se posent-elles pas partout ailleurs ?»