Quand je suis arrivé au Nunavut, il y a 14 ans, j’ai demandé à Mme Cécile Guérin, alors responsable du Franco-centre, de me nommer des francophones importants du Nunavut. Deux noms furent prononcés : Bernier et Saladin.
Le capitaine Bernier, grand explorateur arctique du début du XXe siècle ne m’était pas totalement inconnu. En partie lévisien, tout comme moi, son nom est indissociable de l’histoire de l’Arctique canadien. Saladin? Le père et le fils, m’apprenait-elle, un ethnologue français spécialiste en culture inuit et un artiste circassien, fondateur de la troupe Artcirq, tous deux associés à la communauté d’Iglulik.
Si j’ai assisté à quelques représentations de la troupe Artcirq et suivi à distance leurs aventures internationales tout en étant impressionné par leur implication communautaire et territoriale, Bernard Saladin d’Anglure demeurait, pour moi, un universitaire travaillant dans l’ombre. Comme je me trompais…
En apprenant son décès récent, le 13 février 2025, à l’âge de 88 ans, j’ai retracé le parcours de l’homme dont on m’avait parlé à mon arrivée. J’ai commencé par me plonger dans son œuvre la plus connue, Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane, un essai anthropologique, paru chez Gallimard en 2006, qui fut considéré comme un futur classique par les spécialistes, dès sa publication.

En lisant Saladin, on entend un conteur passionné, un vulgarisateur aussi, qui maîtrise la complexité des mythes d’un peuple qui passe de l’oralité et des traditions à la modernité occidentale souvent forcée. Pédagogue qui sait respecter ses sources et son lectorat, il réussit ici, en quelques 400 pages, à couvrir une étonnante palette de sujets grâce à des témoignages de première main.
Symbolisme, conception originale de l’humain, cosmologie, transsexualisme, chamanisme, souvenirs intra-utérins, récits fondateurs, sa connaissance de la langue et son immersion complète dans la culture inuit lui ont permis de faire découvrir au monde des histoires millénaires qui auraient pu rester strictement locales faute de passeurs culturels extérieurs au territoire pour faire le pont. Un livre accessible et captivant qui devrait assurément se retrouver entre toutes les mains des nunavummiut avant la fin de leur parcours scolaire.
Suivant ces lectures, j’ai voulu en connaître un peu plus sur le personnage, l’homme qui fut adopté par le Nord et ses habitants. Je savais qu’entre ses séjours arctiques, il travaillait comme chercheur et enseignant à l’Université Laval, jetant les bases des études supérieures anthropologiques en français en Amérique du Nord au début des année soixante-dix avec d’autres grands noms débutants comme Bernard Arcand, Louis-Jacques Dorais ou Louis-Edmond Hamelin.
À ma grande surprise, je n’ai pas eu à fouiller bien loin, un appel téléphonique à la maison suffit. En effet, ma mère, historienne, et mon père, ingénieur forestier spécialiste du Nunavik, ont tous deux suivis son premier cours en 1973 : Ethnologie des esquimaux.
« C’était un infatigable conteur, un personnage, comme Cousteau, toujours une tuque sur la tête. On ne prenait pas de note, on allait voir un show! » : se rappelle mon père, ajoutant : « Il prenait ses histoires du nord, par exemple, ses débuts comme dynamiteur à Shefferville, pour nous amener lentement à découvrir ces Inuit dont nous connaissions que très peu de leurs us et coutumes. »
Pour Stéphane Cloutier, ancien directeur aux Langues officielles du Nunavut et incidemment spécialiste du capitaine Bernier, Saladin demeure un grand précurseur :
« J’ai bien connu Bernard comme jeune chercheur à l’Université Laval. Il était derrière les conférences d’Études inuit qui m’avaient fortement impressionnées. Directement dans la tradition de terrain de Knud Rasmussen, il était aussi avant-gardiste. Il filmait et enregistrait des chansons, des contes et ce, dès les années soixante. Il était organisé, structuré, et ses enregistrements, maintenant numérisés, sont disponibles en lignes pour le bénéfice de tous. »
Cloutier a pu côtoyer l’anthropologue en 1993 en suivant son cours désormais rebaptisé avec justesse : Ethnologie des inuit. Il fut aussi son directeur de stage : « Sa force, c’est qu’il était extrêmement bon conteur. Il aimait élaborer sur ses théories, il était passionné par ce qu’il faisait et j’en garde un bon souvenir ». Il poursuit : « Tout le monde connait Bernard Saladin à Iglulik, spécialement dans les familles qui l’avaient adopté. Elles avaient partagé leurs histoires et connaissances pendant plus de trente ans et les liens sont demeurés forts jusqu’à la fin. »
Peu avant la pandémie, M. Saladin, qui habitait en France, lui avait demandé de l’aider à organiser son dernier voyage dans la communauté. Le voyage n’a pas eu lieu. En revanche, son souvenir est toujours vif. Jeela Palluq-Cloutier, conjointe de Stéphane, est originaire d’Iglulik. C’est elle qui lui a annoncé la nouvelle qu’elle a apprise via Facebook. Il termine : « Les réseaux sociaux de la communauté ont explosés à l’annonce de son décès. Tout le monde l’a appris très rapidement. Il était aimé! »
Difficile de ne pas avoir une pensée pour Guillaume Saladin, son fils qui a aussi perdu le fruit d’années de travail lors de l’incendie qui ravagea les installation d’Artcirq et l’aréna d’Iglulik, le jour même du décès de son père : « Aujourd’hui, deux piliers de ma vie sont réduits en cendres. Il y a beaucoup à rebâtir… Papa repose maintenant au cimetière du père Lachaise, à Paris, dans le caveau familial Saladin. Il est retourné en France, là où tout a commencé pour lui. »
Nos condoléances à la famille et aux amis.
Pour découvrir Bernard Saladin d’Anglure :
Son essai : Être et renaître inuit, une lecture essentielle pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux mythes fondateurs inuits, se trouve facilement en vente en ligne.
Sur Youtube : On retrouve plusieurs courts films couvrant différentes époques, mais surtout une grande série en 20 épisodes de 30 minutes publié sur la chaîne : Les possédés et leurs mondes. Cette série laisse toute la place à M. Saladin qui raconte sa vie et ses multiples projets chronologiquement.