
Projet journalistique Nunavik 1975-2025
Grâce à une bourse d’excellence octroyée par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), l’auteur nous livre une série de reportages ou entrevues exclusifs sur le Nunavik, cette région au Grand Nord du Québec.
Ce titre général évoque l’imminent 50e anniversaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), dont sont issues les instances actuelles du Nunavik.
Bien que l’actuel Nunavik fasse partie du Québec depuis 1912 et que des cliniques y aient ouvert dans les années 1940, les services gouvernementaux n’y ont pris place que lorsque la Révolution tranquille dotera enfin l’ensemble des régions québécoises d’instances publiques modernes. La région ayant vu s’implanter une base militaire durant la Seconde Guerre mondiale – à Fort Chimo, ancien nom de la communauté – il est apparu logique, lors de la création du village nordique de Kuujjuaq, d’y installer un premier établissement de santé. Déménagé sur son site actuel en 1980, il supervise depuis les CLSC (centres locaux de santé communautaire) répartis au pourtour et au Nord-Ouest de la Baie d’Ungava.
Avec pour seul mode de communication les liaisons aériennes (par définition dépendantes de la météo), le CLSC de chaque village y joue un rôle plus important que dans toute communauté de même taille au Sud. C’est ainsi que chaque année, des accouchements ont lieu en clinique locale (souvent en cas de vols annulés), bien que l’immense majorité des cas soient dirigés vers les services obstétriques de Kuujjuaq – là où sont basés sages-femmes et médecins spécialistes – ou alors, si des complications sont prévues, redirigés vers les centres hospitaliers de Montréal. Le CSTU joue également un rôle de supervision auprès de plusieurs petites structures semi-autonomes : résidence pour personnes âgées, centre de réhabilitation pour jeunes, direction régionale de la Protection de la jeunesse, maison Isurrivik (pour adultes en perte d’autonomie), aide à la petite enfance, etc.

Les sept villages du Nunavik desservis par le Centre de santé Tulattavik de l’Ungava.
Une croissance démographique qui ne fléchit pas
« Depuis la Convention de la Baie James il y a 50 ans, explique Larry Watt, la croissance continue de notre population vient de deux facteurs : bien sûr une natalité deux à trois fois plus forte qu’au Sud; mais aussi, un bien meilleur accès aux soins de santé. L’allongement de l’espérance de vie se combine ainsi à une baisse de la mortalité infantile ». Invité à citer trois accomplissements majeurs de son institution, il reconnait les efforts récents de remplacement des installations vétustes : « L’édifice actuel de l’Hôpital date de 1980. Il commence à vieillir; mais bon, comme beaucoup d’autres au Sud ! Au niveau local, certains CLSC sont un peu vétustes. D’autres sont tout neufs; donc, dans l’ensemble on progresse ».
Toujours dans la colonne des plus, il souligne la plus grande implication de la population : « Les usagers ont des attentes nettement plus élevées, et n’hésitent plus à présenter une plainte s’ils le jugent à propos ». Larry Watt enchaîne sur la question du personnel soignant :
« Le personnel spécialisé venu du Sud affichait historiquement un taux de roulement très élevé, de l’ordre de 34 % par année; nous l’avons ramené à 24%, gagnant ainsi une stabilité dans l’offre de service »
Et le personnel hospitalier inuit ? « Comme dans les autres instances régionales (commission scolaire, régie de la Santé, compagnies aériennes et aéroports, etc.), la proportion d’Inuit augmente graduellement dans les postes de direction; une carte fort importante dans notre jeu ! ».

Larry Watt, directeur général du Centre de santé Tulattavik à Kuujjuaq, se réjouit de la hausse de la proportion d’Inuit dans les postes de direction. Il relève également une amélioration de 10 points (de 34% à 24%) du taux de roulement du personnel venu du Sud.
Déficit dans la main d’œuvre spécialisée
Cette dernière formulation cacherait-elle le volet beaucoup plus problématique du lourd déficit en main d’œuvre qualifiée parmi les Inuit eux-mêmes ? Car sur une centaine d’infirmières, les Inuit ne sont à peine qu’une demi-douzaine.
« C’est un problème commun à toutes nos instances : même avec un haut niveau d’aptitudes personnelles, très peu de jeunes Inuit complètent les parcours académiques qu’exigent les emplois spécialisés, par exemple en santé. Là où la formation académique est incontournable (le cas de presque toutes les filières médicales), le défi de l’exil dans les écoles au Sud est fréquemment identifié comme un obstacle majeur ».
Et si les autres instances répondent à ce défi en mettant en place des voies alternatives (comme les nombreux cas de programmes de formation en emploi dans le secteur municipal, les aéroports, la distribution alimentaire, l’hôtellerie, la construction, l’administration), pourquoi pas le secteur de la santé ?
« Justement, on a depuis peu un partenariat avec le Cégep St-Félicien, au Lac St-Jean, pour la formation en techniques infirmières. Le curriculum combine une partie de la formation au Sud, une autre en télé-études (donc, sans besoin de quitter son chez-soi) et le reste en stage rémunéré en emploi. La formule est prometteuse, malgré le faible nombre d’inscriptions jusqu’ici – à peine deux ou trois étudiants actuellement en formation. Disons qu’on a théoriquement une solution… qu’il nous reste à transformer en résultats concrets ».
Défi court-terme : l’embauche… et à moyen-terme : la rétention du personnel
« De toutes façons, même pour le personnel en affectation court-terme (donc, sans besoin d’un logement permanent), il nous en manque dans les spécialités de base : pour nos besoins en colonoscopie, cataractes, etc. » ajoute Larry Watt.
Et au-delà des formations, le réseau nunavikois de la santé doit composer avec une autre difficulté :
« Les conditions salariales que l’on offre ici sont les mêmes que dans l’ensemble du Québec; donc, en comparaison nettement inférieures à celles des autres instances inuit. Dans nos efforts de recrutement, revient constamment la question des primes — versées au personnel embauché du Sud (logement fourni, vols vers le Sud payés, etc.) mais pas aux employés locaux. Si notre hôpital pouvait offrir aux Inuit les mêmes conditions d’embauche que d’autres instances régionales (Société Makivvik, Administration régionale Kativik, etc.), cela changerait favorablement la donne ! »

Le CLSC de Kangiqsualujjuaq, l’un des plus anciens en baie d’Ungava.
Les plus et les moins de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois
Si on renégociait l’ensemble de la CBJNQ, que conserver ? Que changer en priorité ? Larry Watt répond:
« Une énorme amélioration a été de bénéficier de l’accès gratuit à la santé, pour des services ensuite progressivement développés localement. Une autre a été la mise en place de nos propres instances ; pas seulement en santé, mais dans tous les domaines, qui sont maintenant gérés par des dirigeants inuit. Troisièmement, la proportion de jeunes Inuit parlant français est en hausse continue. Leur trilinguisme est un bel atout pour l’avenir ». Il enchaine avec un constat plus large : « La Convention nous a rapprochés du reste du Québec français, dont les efforts pour promouvoir sa langue est généralement perçue positivement ; dans le sens de considérer les Québécois somme des alliés naturels dans nos propres efforts dans la vitalité de l’inuktitut ».
« Du côté négatif, nous critiquons tous le régime de division des terres établi par la CBJNQ, qui nous prive d’un contrôle sur le territoire. Il y a aussi le perpétuel retard dans la construction domiciliaire : on construit chaque année de nouvelles unités dans chaque village; mais comme la pression démographique ne démord pas, on est toujours en déficit de logements. Avec un effet domino : dans les maisons surpeuplées, la promiscuité alimente les problèmes sociaux (décrochage scolaire, dépendances, violences familiales, intervention de la DPJ), qui à leur tour appellent une réponse accrue des services de santé. Mais comment embaucher plus de personnel, même venu du Sud… si le manque de logement complique leur hébergement ? »
« Notre déficit chronique en main d’oeuvre spécialisée ne pourra se résorber que par des avancées dans les formations académiques. Mais est-ce la faute de la Convention ? Ou plutôt une hésitation de notre jeunesse à relever le défi ? Car la table est mise (formations adaptées, partenariats entre les établissements, programme de bourses d’études) pour que la jeunesse du Nunavik s’accapare de cette mission : produire les centaines de spécialistes dont notre petite société a maintenant besoin ! »