le Mardi 17 juin 2025
le Mercredi 18 Décembre 2024 8:00 Sciences et environnement

Paysan de l’Arctique

James Stewart et ses tomates. Seront-elles bientôt courantes au Nord ? — Crédit : François Bellemare
James Stewart et ses tomates. Seront-elles bientôt courantes au Nord ?
Crédit : François Bellemare
Arrivant en baie d’Ungava, on n’est pas trop surpris en visitant un entrepôt de viande de caribou. Mais dans le plus à l’Est des villages du Nunavik, beaucoup s’étonneront devant une serre produisant carottes, épinards ou tomates; un terreau que laboure James Stewart, établi au Nord depuis 45 ans.
Paysan de l’Arctique
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Projet journalistique Nunavik 1975-2025

Grâce à une bourse d’excellence octroyée par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), François Bellemare nous livre une série de reportages ou entrevues exclusifs sur le Nunavik, cette région au Grand Nord du Québec.

Ce titre général évoque l’imminent 50e anniversaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), dont sont issues les instances actuelles du Nunavik.

Originaire du côté ontarien de la vallée de l’Outaouais, James Stewart y rencontre dans les années 1970 une fille de George River, comme on appelait alors Kangiqsualujjuaq. « And the rest is history… » résume-t-il avec un sourire. Elle l’amènera dans son village, où ils sont maintenant devenus grands-parents.

« J’ai travaillé ici d’abord comme agent local d’Air Inuit, et à partir de 1983, pour la municipalité » — la « N.V. » comme on appelle ici chaque village nordique. « Depuis ma retraite… eh bien, je travaille toujours, mais sur d’autres projets, comme cette serre communautaire ». Le projet utilise 18 bacs de culture, chauffés par un système au diesel et éclairés à la lumière naturelle, appuyée avec quelques lampes intérieures. Car à cette latitude, l’ensoleillement est évidemment réduit, surtout en début et fin de saison.

Kangiqsuallujjuaq (en inuktitut : la très grande baie) est situé sur une immense anse de la Rivière George, à l’Est de la baie d’Ungava.

Source Cartographie : Océan Nord

Une production maraichère encore en train de germer

C’est donc un projet encore expérimental, financé entre l’Administration régionale Kativik (ARK), la Régie régionale de la Santé du Nunavik et un programme fédéral appelé « Se préparer aux changements climatiques dans le Nord ». Ce projet d’agriculture maraichère bénéficie aussi, via la Société Makivvik, d’un rabais sur la facture de diesel. Les légumes ne sont pas vendus, mais simplement donnés à la garderie locale.

« Dans l’avenir, on pourrait vendre localement, et viser la rentabilité. Pour cela, il faudra privilégier les variétés qui s’adaptent bien : carottes, radis, pois, fèves, ainsi que les épinards et certaines laitues, qui ont plus de potentiel que tomates ou poivrons. Nous aurons des choix à faire, comme peut-être ajouter des lampes de croissance pour aider certains légumes; ce qui se fait ailleurs au Nunavik. Mais on sera toujours loin de l’autosuffisance alimentaire ! ».

James arrosant des poivrons verts, dans la serre expérimentale de Kangiqsualujjuaq.

Crédit : François Bellemare

La dépendance alimentaire réduite par des produits frais ?

Il rappelle que chaque village du Nunavik gère avec du financement public son Programme d’appui au chasseurs, garantissant à la population locale une alimentation traditionnelle en produits de chasse et pêche. Le reste de la nourriture est vendue par deux chaines de magasins, dont les livraisons sont également subventionnées. Bref, tout l’alimentaire reçoit un appui financier, d’une façon ou d’une autre.

« Donc, l’argent investi dans ces serres pourrait permettre à long terme de réduire la facture totale; et surtout, d’avoir des produits plus frais. D’autres serres  existent à Kuujjuaq, Salluit, Inukjuaq… Certains y voient un avantage au réchauffement climatique, qui sur d’autres plans cause tant de problèmes au Nord. En fait, la force des populations arctiques a toujours été de s’adapter aux changements. Entre autres, dans l’alimentation », conclut le nouvel agriculteur du Nunavik.

Les plus et les moins de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois

Si on renégociait l’ensemble de la CBJNQ, que conserver ? Que changer en priorité ? James Stewart répond :

« On a parlé du Programme d’appui aux chasseurs, à conserver. L’éducation est un autre secteur assez positif, avec maintenant l’enseignement primaire et secondaire dans chaque village. Avec l’intégration des savoirs traditionnels au curriculum scolaire, nos élèves passent ainsi du temps en extérieur, sur le territoire. Cela leur permet de poursuivre les activités ancestrales ».

« Chaque année, augmente le nombre de jeunes complétant leur secondaire. L’éducation aux adultes offre certaines formations techniques. Mais il faut développer le niveau suivant. On a déjà un dentiste inuk, ainsi qu’un chirurgien; mais ces formations supérieures requièrent d’abord un enseignement collégial; idéalement sur place ». Par ailleurs, celui qui a passé toute sa vie adulte au Nord a vu le Nunavik changer rapidement. « La fin de la vie nomade n’a pas favorisé les Inuit, ni économiquement ni socialement. Mais leur grande force reste leur capacité d’adaptation. Ici comme ailleurs, nos luttes induisent ce que nous sommes aujourd’hui ».

Un historique à ne pas oculter

« Si la Convention de 1975 a formalisé la sédentarisation, celle-ci vient en fait des décennies antérieures, quand le gouvernement fédéral incitait les communautés inuit à se fixer autour des comptoirs de traite. Ce n’était pas seulement pour leur offrir des services de santé ou d’éducation; mais surtout, en ayant des populations permanentes aux endroits stratégiques, pour appuyer la souveraineté canadienne sur l’Arctique face aux prétentions des Russes ou des Américains. Cette attitude colonisatrice a rendu les populations inuit vulnérables aux graves perturbations sociales qui se perpétuent jusqu’à maintenant ».